Les Passantes – Georges Brassens

Il y a ce temps, comme une hésitation. « Je veux… dédier ce poème… » C’est que, voyez-vous, pardon, mais on entre ici à pas feutrés. Pattes de velours pour « ces belles passantes qu’on n’a pas su retenir ». Il ne s’agirait pas de bousculer ces « fantômes du souvenir » qui se tiennent là, bien au chaud, à peine effleurés par un Georges Brassens soudain si tendre. Alors qu’il ouvrait ce trente-trois tours en assurant que quand il pense à Fernande, il bande, il bande, il bande. Alors que, juste avant, il affirmait encore : « Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant ».

Avec Les Passantes, pas de pom-pom-pom-pom, ni de gaudriole. Juste deux guitares, une contrebasse à vous tirer des larmes et une profonde mélancolie, pas si fréquente chez Tonton Georges. Ces Passantes, c’est autre chose. Des chefs-d’œuvre, il y en a eu déjà, prêts à surgir au coin de chacun de ses vers ou de ceux des autres : prenez Les Oiseaux de passage, adaptés de Jean Richepin. Chef-d’œuvre, oui, bien sûr, aucun doute, qui oserait affirmer le contraire ? Mais, comment dire ? Moins immédiat, plus tarabiscoté, plus intellectuel, presque, si l’on osait cette insulte.

Les Passantes, elles, vous parlent au cœur. Tout droit. Émotion pure, sur une mélodie ciselée, peaufinée jusqu’à la juste patine. Il lui aura fallu trente ans avant la première interprétation en public, à Bobino, fin 1972. Brassens a 51 ans, il est une immense vedette, au sommet de sa réputation (mauvaise, évidemment), mais il ne pète pas vraiment la santé. Pas étonnant que ce texte suintant de nostalgie lui parle, que le touchent ces instants où un bref sourire entraperçu aurait pu tout changer.

La découverte, elle, remonte à 1942. Au marché aux puces, Brassens déniche une plaquette de poésie datée de 1918. Émotions poétiques, elle s’appelle, on n’a pas trouvé mieux comme cliché lourdingue. Il ignore tout de cet Antoine Pol. Publié à compte d’auteur, le recueil contient un texte bouleversant de simplicité. Pas d’afféterie, juste le regret de ne pas avoir su saisir son destin, ce jour où l’on a laissé descendre la compagne de voyage sans effleurer sa main. Pas grand-chose, en réalité, presque rien, quelques éclats de souvenirs, qui s’effacent « pour peu que le bonheur survienne ». Mais voilà qu’un soir, sans même y penser, ils nous éclatent en pleine trogne. Et ne nous lâchent plus, « si l’on a manqué sa vie ».

« Si l’on a manqué sa vie… » Tout est dans ces quelques mots, écrits par un gamin de 20 ans, comme s’il savait qu’il allait passer à côté de son existence. Parce que la guerre de 14 lui volera des années de jeunesse. Parce qu’il se rêve poète et deviendra ingénieur des Arts et Manufactures, puis président-directeur général d’un négoce de combustibles. C’est bien aussi, mais bon…

Quand Brassens estime la chanson digne d’être gravée, après des années à chercher le bon rythme, les accents ni mielleux ni trop graves, il charge le brave Gibraltar de retrouver le mystérieux Antoine Pol. Un beau jour, cette lettre : « Monsieur, votre secrétaire m’a dit ce matin au téléphone que vous recherchiez depuis six mois l’auteur d’un petit poème, Les Passantes, que vous aviez l’intention de mettre en musique. J’en suis très flatté… » Par extraordinaire, Antoine Pol préside une société de bibliophilie, qui s’apprête à publier un choix de poèmes de Brassens, illustrés par Jacques Hérold. L’ouvrage paraîtra en 1974. Il vaut cher, aujourd’hui.

Le chanteur souhaite évidemment rencontrer l’ingénieur retraité. Foutue timidité, il recule, finit par l’appeler pour entendre sa femme lui répondre qu’Antoine Pol vient de mourir, après avoir assuré à son petit-fils : « J’ai écrit Les Passantes, toi tu les entendras chanter pour moi. » Il pouvait s’endormir tranquille : tout le monde désormais saurait que ce poète inconnu avait dit comme personne les « espérances d’un jour déçues ».

Éric Bulliard
Décembre 2013

https://www.youtube.com/watch?v=l4Q7urIVYAE

3 réflexions sur « Les Passantes – Georges Brassens »

  1. On entend sur France Culture Brassens écoutez Django Reinhatd qui au passage joue exactement le même arpège que dans les Passantes, et juste après les Passantes. On sait qu’il adorait toutes les sortes de jazz.

  2. En écoutant la musique las damas que Pasan j’ai retrouvé les Passantes de Brassens, mais audio le refrain de « Hasta Siempre Commandante Che Guevara »

  3. Naturellement… la chanson « Les passantes » ne peut laisser personne indifférent. Mais pour moi, qui ai eu le bonheur et la chance de serrer un jour la main de Georges Brassens (ça ne me rajeunit pas) et qui l’ai entendu la clamer sur scène, c’est bien plus que ça. Et puis un jour que je me demandais qui pouvait bien être cet Antoine Pol, l’auteur de paroles si délicates à l’endroit des femmes, j’ai cherché sur Internet et suis tombé sur les coordonnées de son petit-fils, Bruno Antoine Pol, également poète ; j’ai réussi à le contacter et nous entretenons depuis, de temps en temps, quelques échanges épistolaires. Bruno détient encore quelques exemplaires originaux (non massicotés) du fameux recueil de son grand-père, « Emotions poétiques », et il a bien voulu m’en délivrer un. Toutefois, souhaitant le conserver intact, je lui ai également acheté une version rééditée (par ses soins) bien plus récente, ce qui m’a permis de me plonger dans l’univers un peu mélancolique de ce jeune homme qu’était Antoine Pol en 1918. J’ai été si séduit et si ému par cette lecture que, modeste poète amateur moi-même, je lui ai composé un poème en hommage à son grand-père qu’il a, me semble-t-il, beaucoup apprécié et que je joins à ce message . Le voici :

    À Bruno Antoine Pol
    (poète et petit-fils du poète Antoine Pol)

    Depuis des lustres que j’écoute
    L’un des plus beaux textes, sans doute,
    Déclamés par Georges Brassens,
    Je n’avais jamais remarqué
    – cela ne m’avait pas marqué –
    La source de son existence.

    En découvrant dans le recueil
    D’Antoine Pol, ton cher aïeul,
    Que nous lui devions Les Passantes,
    Cet hymne à la féminité,
    Si délicat, m’a suscité
    Une affection reconnaissante.

    Au fil des pages j’ai croisé
    De si nobles et douces pensées
    Qu’imprégné de ses états d’âme,
    Pénétré de son univers,
    Je me suis senti comme un frère
    Partageant ses joies et ses drames.

    J’y ai trouvé tant de douleur,
    De dignité, de profondeur
    De sentiments, tant de sagesse,
    Et une sensibilité
    D’une étonnante densité !
    Tellement aussi de tendresse…

    À la faveur de l’héritage
    Tu marches droit dans son sillage
    – en vérité dans son sillon –,
    Tu es inscrit dans son histoire
    Et animé par sa mémoire
    Tu perpétues la tradition.

    Mon cœur voulait que je m’exprime,
    Que j’atteste de mon estime,
    Mon admiration pour Antoine
    Dont les couplets, précieux trésors,
    Le hissent au rang de mentor,
    Le présent poème en témoigne.

    Bernard Schandeler,
    novembre 2023.

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